Jean-Marc Hovasse : Topographie des Contemplations

Communication au colloque d'agrégation des 4-5 novembre 2016
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La datation des poèmes des Contemplations pose des problèmes très complexes – ce qui n’empêche pas qu’elle doit être observée de près[1]. Il faut toujours penser à relever la date imprimée, rechercher la date réelle quand elle est connue, expliquer l’écart (ou la concordance) entre les deux, ne pas hésiter à décomposer la première entre le jour, le mois, l’année, parfois même l’heure, qui chacun peut avoir un sens différent, afin d’en recomposer un plus profond. Bref il faut toujours chercher à voir, « sous le monde réel », ou apparent, ce « monde idéal qui se montre resplendissant à l’œil de ceux que des méditations graves ont accoutumés à voir dans les choses plus que les choses » – pour reprendre la formule magique écrite et publiée à vingt ans par Victor Hugo en préface de son premier livre, les Odes et poésies diverses (1822). C’était juste avant de proposer sa définition de la poésie sous forme lapidaire : « La poésie, c’est tout ce qu’il y a d’intime dans tout[2]. » Or rien n’est moins intime, a priori, qu’une date ou un lieu, propriété commune. Les lecteurs de « Tristesse d’Olympio » le savent bien :

 

Dieu nous prête un moment les prés et les fontaines,

Les grands bois frissonnants, les rocs profonds et sourds,

Et les cieux azurés et les lacs et les plaines,

Pour y mettre nos cœurs, nos rêves, nos amours !

 

Puis il nous les retire[3].

 

S’il est vrai qu’une date ou un lieu n’ont rien de poétiques en eux-mêmes, ils le deviennent supérieurement en entrant, comme une manière de signature, dans ces poèmes dont le recueil pourrait s’appeler aussi « les Mémoires d’une âme[4] ». C’est pour insister sur cet aspect-là que Victor Hugo a tenu à ajouter régulièrement des indications de dates et de lieux à la fin de ses poèmes. Habitude prise en exil, mais exploitée ici sur une tout autre échelle que dans Châtiments. Comme en témoignent les éditions originales française et belge des Contemplations, il a sûrement lui-même veillé à faire composer ces indications en caractères beaucoup plus petits que les vers, et à les placer systématiquement en bas à droite en pied de page – très séparées du poème, donc, si ce dernier se termine en haut de la page, ou assez rapprochées s’il tombe en bas de page.

La topographie, étymologiquement du moins, signifie l’écriture du lieu, ou des lieux. Son premier sens est ainsi la description détaillée d’un lieu, d’un pays, d’un canton particulier. S’il est difficile de prétendre pouvoir décrire de façon détaillée Les Contemplations, il est en revanche possible de relever et d’essayer de comprendre le sens de ces indications de lieu ajoutées par Victor Hugo à ses poèmes. Elles contribuent pour un part non négligeable à l’architecture générale du recueil, à propos de laquelle il lui est arrivé de laisser échapper dans des lettres à des correspondants choisis quelques confidences devenues célèbres. À Noël Parfait, le 12 juillet 1855 : « les pièces de ce diable de recueil sont comme les pierres d’une voûte. Impossible de les déplacer[5]. » À Émile Deschanel quatre mois plus tard, quand le monument a pris son tour définitif : « Ce poème est une pyramide en dehors, une voûte au dedans ; pyramide de temple, voûte de sépulcre. Or, dans les édifices de ce genre, voûte et pyramide, toutes les pierres se tiennent[6]. »

Le cadre général ne pose aucun problème. La préface (en prose) est suivie de l’indication « Guernesey, mars 1856 » ; la postface dédicace (en vers) « À celle qui est restée en France » : « Guernesey, 2 novembre 1855, jour des Morts. » Ce sont les deux seules mentions de Guernesey dans le recueil ; leurs dates ont des significations bien précises : le 2 novembre 1855, c’est le troisième jour de Victor Hugo à Guernesey – « jour des Morts », mais aussi de la résurrection pour lui – ; mars 1856, c’est le dernier mois avant la publication du recueil, le moment de ses ultimes ajustements. Ces deux dates sont biographiquement exactes, et vérifiables, mais elles ont surtout une signification politique, car tout le recueil, on le sait, avait été préparé, agencé, et en partie écrit à Jersey. Victor Hugo et nombre de proscrits ayant été expulsés de Jersey en octobre 1855, c’est à Guernesey, l’île voisine et rivale, que la gloire de ce livre allait revenir. Plus prosaïquement, Victor Hugo annonce ainsi au monde son changement d’adresse – et, de fait, l’île associée à son nom, c’est aujourd’hui Guernesey beaucoup plus que Jersey. On pourrait aussi penser à ce propos au travail d’encadrement qu’il fera, un peu plus tard à Guernesey, de ses propres dessins terminés depuis un certain temps, leur redonnant ainsi un surcroît de signification[7].

 

Sans lieu ni date

Après les quatre quatrains liminaires de la première partie, accompagnés d’une seule date, « Juin 1839 »[8], les six livres du recueil regroupent 156 poèmes. Tous sont suivis dans l’édition d’une indication, date seule ou lieu et date, sauf un, car rien n’est jamais systématique chez Victor Hugo, et encore moins dans Les Contemplations. Cette exception, c’est le poème I, 16, formé de seize alexandrins séparés en deux groupes sous le titre « Vers 1820 ». On serait tenté d’affirmer qu’il ne s’achève pas par une date précisément parce que son titre est une date, mais ce serait trop simple : d’autres poèmes ont pour titre une date, par exemple « 15 février 1843 » (IV, 2), ou un lieu précis (deux occurrences : « À Villequier », IV, 15, et « Aux Feuillantines », V, 10), ou encore un lieu et une date, comme l’unique « À Granville, en 1836 » (I, 14) – ce qui ne les empêche pas de s’achever par un redoublement de cette date (« Dans l’église, 15 février 1843 »), de ce lieu précisément (« Villequier, 4 septembre 1847 »), d’un autre lieu qui substitue au lieu du souvenir – les Feuillantines – celui de la nouvelle maison (« Marine-Terrace, août 1855 »), et enfin, pour le fameux « À Granville, en 1836 », par un bel exemple de redondance, « Granville, juin 1836 »[9]. Ce n’est donc pas en raison de son titre daté, « Vers 1820 », que ce poème n’est prolongé d’aucune indication finale. Il forme à lui tout seul un cas à part[10], d’autant que sa date entre en contradiction avec le titre de la partie dans laquelle il se trouve, bornée par les limites « 1830-1843 », et que cette contradiction est trop flagrante pour ne pas être aussi significative. Il faut donc le regarder de plus près.

Le poème s’adresse sur un ton badin à une certaine Denise, femme d’un vieux docteur pédagogue qui ennuie comme il se doit le poète écolier, lequel semble aspirer à le tromper avec sa jeune épouse rêveuse, qu’il tutoie. C’est l’enfance de Victor Hugo pour le moins recomposée, sinon tout à fait fantasmée. On se demande bien pourquoi ce vieux pédagogue a pour épouse une Denise présentée comme une adolescente qui rêve, qui chante, et qui se trouve « À l’âge où l’innocence ouvre sa vague fleur », mais il est précisé dès l’incipit qu’il s’agit bien de sa femme et non de sa fille. Ce poème, qui ressemble davantage aux Chansons des rues et des bois (1865) qu’aux Odes et poésies diverses (1822), porte sur son manuscrit la date du 18 octobre 1854. Datation exacte, selon toutes les apparences ; on aurait pu la deviner aussi par la proximité d’inspiration avec La Forêt mouillée écrite cette année-là. Sans se laisser aveugler par le vers du Phèdre de Racine parodiquement intégré par Victor Hugo dans ce poème, Jean-Bertrand Barrère l’a rapproché du « Maître d’école », chanson de Béranger[11]. La date de ce « Maître d’école », 1821, donne une indication précieuse sur le titre du poème de Victor Hugo : il ne faut sans doute pas lire « Vers 1820 » comme une approximation, et vers comme une préposition temporelle, mais bien plutôt comme un substantif apposé ; ce sont des vers dans le goût de 1820. En tout cas les deux lectures sont possibles, d’autant qu’il n’était pas nécessaire de connaître sur le bout des doigts la vie de Victor Hugo pour savoir qu’il ne s’agissait pas là d’une autobiographie déguisée. Autre indice d’un jeu formel, cette chanson de Béranger transposée en poème de Victor Hugo évoque surtout une autre forme : certes, les alexandrins ont des rimes plates, mais la division en deux blocs de neuf et sept vers en fait une manière de sonnet, rallongé d’un vers de part et d’autre de la frontière qui sépare les quatrains des tercets. Chanson, poème, sonnet, avec un vers de tragédie de Racine en prime, son genre étonnant incite à lire sa morale sur un autre ordre, moins sur le mode de Béranger cette fois, que sur celui de Pétrarque, par exemple : Denise deviendrait une allégorie de la connaissance que l’écolier cherche à s’approprier en passant par-dessus son maître – d’autres poèmes, plus célèbres, du recueil, soulignent l’écart entre le savoir et ceux qui sont censés le représenter, l’incarner, ou le transmettre. Bref tout indique que cet unique poème sans lieu ni date n’est qu’apparemment anodin. Ce serait une erreur de penser qu’il aurait mieux eu sa place dans les recueils posthumes de Victor Hugo. Il est investi dans Les Contemplations d’une mission importante : attirer l’attention du lecteur sur les indications finales. L’amphibologique « Vers 1820 » cache une leçon presque liminaire : qu’il va falloir dans tout le recueil se méfier des dates, des lieux, et de leurs doubles ou triples fonds, à l’image de ce titre qui les remplace pour la seule et unique fois du recueil.

 

Double lieu, double date

Tout à l’inverse de ce poème orphelin, une autre catégorie se singularise par son écart avec la norme : ce sont les poèmes suivis d’une indication double de date et de lieu. Il y en a trois dans le recueil : I, 10 (« À Madame D. G. de G. ») ; II, 28 (« Un soir que je regardais le ciel ») et V, 3 (« Écrit en 1846 » / « Écrit en 1855 »).

Trois cas particuliers, trois modalités différentes.

Le premier, le poème à Delphine de Girardin, celle qui avait introduit les tables parlantes à Jersey en allant rendre visite à Victor Hugo en septembre 1853, est le plus spectaculaire. Il se trouve dans le premier livre pour marquer l’importance de sa dédicataire sur sa philosophie, et pour annoncer dès l’« Aurore » (livre I) le « Bord de l’infini » (livre VI). C’est le seul poème à double date du recueil dont les indications finales sont complètes, transparentes, et vérifiables. Victor Hugo avait en effet envoyé une première version de ce poème à Delphine Gay, la célèbre « Muse de la patrie », femme d’Émile de Girardin, le directeur de La Presse. C’était sans doute pendant l’été de 1840, puisque la version assez semblable qu’il avait gardée pour lui, aujourd’hui reliée dans le manuscrit des Contemplations, porte la date du 27 août 1840. Commençant comme un madrigal convenu, le poème changeait de dimension en son cœur en s’élevant pour ainsi dire de la femme à la muse, du physique à la métaphysique. Delphine de Girardin ayant joué un rôle si important dans la genèse des Contemplations, il était normal non seulement qu’elle y ait sa place (juste après André Chénier, elle est le premier artiste vivant à se voir gratifié d’un poème), mais aussi qu’elle soit tenue au courant de la progression du recueil. Au début du mois de janvier 1855, elle avait ainsi été la première (après Jules Janin) à recevoir cette annonce, hélas bien prématurée : « D’ici à deux mois, vous aurez Les Contemplations[12]. » L’éditeur Hetzel avait reçu le poème à Delphine dans le premier envoi du manuscrit des Contemplations, le 31 mai 1855, mais il ne l’avait pas tout de suite imprimé, si bien que Noël Parfait, qui s’occupait à Bruxelles de surveiller la composition et la correction des épreuves, n’avait pu retourner ces dernières que le 5 juillet (date de sa lettre d’accompagnement). Or le 3 juillet, Victor Hugo avait reçu l’annonce de la mort de Mme de Girardin, survenue à Paris le 29 juin. Le post-scriptum d’une lettre adressée à Paul Meurice le jour même traduisait l’intensité de sa douleur : « Mme de Girardin. Quel malheur ! Il y a deux ans, elle était ici […] cette grande âme […]. Je viens d’écrire à Émile de Girardin. Nous sommes navrés de cette mort[13]. » C’est donc seulement trois ou quatre jours après avoir écrit ses lettres de condoléances, le 6 ou le 7 juillet, qu’il avait reçu les premières épreuves du premier livre des Contemplations. Il fut naturellement frappé de la coïncidence entre la première vision imprimée de son poème composé depuis une quinzaine d’années et la disparition de sa dédicataire. Sous le choc, il voulut composer un hommage posthume à partir de ce poème ancien, en y introduisant le minimum de corrections comme il se doit sur des épreuves[14]. Il y parvint à merveille, au point d’être lui-même impressionné par le résultat, comme il l’écrivit non sans une certaine naïveté à Noël Parfait en lui renvoyant ses épreuves corrigées, le 8 juillet : « Je recommande à votre attention fraternelle les corrections des pages […], et tout particulièrement 45, 46, la pièce à madame de Girardin qui, avec quelques mots et quelques vers changés, se trouve comme faite pour sa mort. (Noble femme, et que je regrette profondément[15]). » Cet étonnement, il a tenu à le partager avec ses lecteurs les plus attentifs en inscrivant à la fin du poème sa genèse en deux temps : « Paris, 1840. – Jersey, 1855. » La première date simplifie celle inscrite au bas du manuscrit des Contemplations (« 27 août 1840 »), la seconde rappelle la correction des épreuves, entre le 6 et le 8 juillet 1855, mais la signification de leur jonction reste forcément pour le lecteur très en-deçà de ce qu’elle rappelle à l’auteur – comme si Victor Hugo avait prévu les futures éditions critiques.

La double date du deuxième poème, « Un soir que je regardais le ciel », en dernière position du livre II, reste beaucoup plus mystérieuse : « Montf., septembre 18.. – Brux…, janvier 18… ». La présentation est aussi symétrique que la précédente, mais elle se distingue par son imprécision, ou plutôt par un même contraste bizarre entre la précision du mois et l’imprécision du millésime, où les dizaines et les unités sont remplacées par des points. Sur ce modèle assez fréquent dans le recueil, les deux noms de lieu sont abrégés, mais selon deux modalités différentes : le premier « Montf. », se termine par un point ; le second, « Brux… » par trois points. Les exégètes n’ont pas de mal à compléter le second : une ville qui commence par « Brux » sous la plume de Victor Hugo (et même d’un autre) a de fortes chances d’être Bruxelles, et comme Victor Hugo ne s’est trouvé à Bruxelles, dans toute sa vie, qu’une fois en janvier, au début de l’exil, ils complètent facilement : Bruxelles, janvier 1852, deuxième mois de l’exil. Le premier nom de lieu est plus délicat : certains avancent que « Montf. » est « Montfort-l’Amaury », d’autres que « Montf. » est « Montfermeil ». Il convient d’éliminer « Montfort-l’Amaury », car un poème important du livre I (« Elle était déchaussée, elle était décoiffée… ») est bien localisé, lui, « Mont-l’Am., juin 183. », et ce « Mont-l’Am. », sauf s’il annonce La Montagne de l’âme de Gao Xingjian (prix Nobel de littérature 2000), est cette fois très vraisemblablement Montfort-l’Amaury, charmant village lié depuis longtemps à la poésie de Victor Hugo (Les Odes et Ballades, V, 18). Il exclut donc à peu près sûrement qu’il puisse apparaître ailleurs sous cette autre forme réduite de « Montf. ». Inutile aussi de passer en revue la trentaine de communes françaises qui commencent par ces cinq lettres : il s’agit bien de Montfermeil, le village où les Thénardier exploitent Cosette avant que Jean Valjean ne vienne la délivrer – Victor Hugo y fit sans doute plusieurs repérages au moment où il écrivait Les Misères, à la fin de la monarchie de Juillet. Cette question en soulève une autre : la femme qui parle dans le poème est-elle Juliette ou Léonie ? Pierre Albouy avait selon toutes les apparences raison de l’écarter par l’ironie dans son annotation pourtant fort savante[16]. Mais si l’on pense à la position exceptionnelle de ce poème, à son contenu qui tourne autour de l’amour, du souvenir et de l’oubli, et à certains dessins énigmatiques de Victor Hugo sous forme de rébus, l’énigme semble livrer sa clé : en arrivant à Bruxelles en exil, Victor Hugo avait dû choisir entre Juliette et Léonie, sa grande passion des années 1840. Juliette l’avait suivi, Léonie voulait le rejoindre, il avait dû intervenir pour éviter que se reforme à Bruxelles la situation impossible de l’année précédente à Paris. Ce choix douloureux rejetait Léonie du côté du souvenir ; il essaye de lui faire comprendre par ce poème, qui est une manière de lettre, qu’il a renoncé à elle en même temps qu’il a renoncé au bonheur. Montfermeil se termine par un point (« Montf. ») parce que c’est du passé, clos et précieux, Bruxelles par des points de suspension (« Brux… ») parce que c’est un présent durable et malheureux[17]. Sans doute ce poème, dont le manuscrit date apparemment entièrement de janvier 1846, n’avait-il pas été écrit dans ce but, mais il est réorienté par cette double indication finale, confidence ou message codé à usage intime.

Le troisième poème concerné par la double datation forme une troisième exception : il s’agit de la très longue pièce intitulée « Écrit en 1846 » (V, 3), dont l’indication finale est « Paris, juin 1846 », et qui se poursuit par « un post-scriptum après neuf ans », lequel bénéficie d’un titre à part, « Écrit en 1855 », et d’une autre indication finale : « Jersey, janvier 1855 ». Double exemple de redondance apparente entre le titre et la datation. Bien qu’il s’agisse d’une reconstitution fictive, on se trouve plus près du cas du poème à Delphine de Girardin : les dates et les lieux sont clairs, et leur réunion recompose à l’intérieur d’un même poème une division chronologique annonçant l’exil dans le premier cas, rappelant Paris dans le second. Mais il y a aussi des différences notables, dont la principale est qu’aucune de ces deux dates en clair ne correspond cette fois à la réalité, puisque ce poème célèbre appartient à la série des arts poétiques de novembre 1854. En ce sens, il présente une autre modalité, au livre cinquième, du diptyque exactement contemporain formé au livre premier par les deux poèmes successifs « Réponse à un acte d’accusation » (I, 7) et « Suite » (I, 8). Les deux pièces, ostensiblement liées par leur unité de ton et par une conjonction de coordination liminaire dans le second (« Car le mot, qu’on le sache… »), étaient pourtant divisées tout aussi ostensiblement par leurs dates finales : « Paris, janvier 1834 » pour le premier, « Jersey, juin 1855 » pour le second. Et ce « Jersey » de la « Suite » formait aussi une exception remarquable puisque c’était l’unique mention de l’exil dans les notations de lieu du livre premier, où il ne devait (chrono)logiquement pas avoir sa place. Difficile, dès lors, d’imaginer que ce soit par erreur que Victor Hugo ait placé dans son premier livre « Quelques mots à un autre » (I, 26), avec son indication finale « Paris, novembre 1834 », alors qu’il renvoie par son mode d’adresse (à un supposé marquis, puis à « un autre ») au poème « Écrit en 1846 » du cinquième livre, qui s’achève pourtant sur l’indication ultérieure « Paris, juin 1846 ». Ce sont en réalité, avec le « Jersey » du poème « Suite » (I, 8), deux modalités de la même annonce qui rend l’exil présent avant l’exil, et contribue plus largement à l’unité des Contemplations. Dans la série des « arts poétiques », répartis entre les livres premier et cinquième, tous originaires de « Paris » avec de brèves extensions à « Jersey », les lieux sont plus importants que les dates.

Les trois poèmes suivis d’une double indication de date et de lieu ont bien tous trois des modalités et des raisons différentes, mais ils ont aussi tous trois la spécificité d’intégrer à l’échelle du poème la dichotomie constitutive du recueil.

Une fois mis de côté le poème liminaire « Un jour, je vis, debout au bord des flots mouvants… », la dédicace finale « À celle qui est restée en France », « Vers 1820 » sans lieu ni date, et les trois pièces stricto sensu à doubles lieux et doubles dates, les six livres des Contemplations regroupent 152 poèmes qui sont tous suivis dans l’édition d’une simple indication, laquelle contient toujours une date, qui est augmentée d’un lieu dans un peu moins des deux tiers des cas (62 %). La catégorie des poèmes datés sans indication de lieu représente donc un peu moins de 40 % des cas. Ils sont très inégalement répartis : trois seulement dans le premier livre, douze dans le deuxième, vingt-quatre dans le troisième, neuf dans le quatrième, cinq dans le cinquième comme dans le sixième. La spécificité de la première partie du recueil, « Autrefois », saute ainsi aux yeux par ses contrastes par rapport à la seconde, et par ses contrastes intérieurs entre les différents livres.

 

Autrefois

Le livre premier, « Aurore », est celui qui contient le moins de poèmes non localisés, en plus du cas à part « Vers 1820 », puisqu’ils ne sont que trois : « Lise » (I, 11), « Vere novo » (I, 12) et « La Fête chez Thérèse » (I, 22). Impossible de les analyser dans le détail, d’autant qu’ils comptent au moins deux chefs-d’œuvre, mais il est facile de leur trouver un point commun : l’amour. « Lise » raconte les premières amours du poète de façon beaucoup plus autobiographique, émue et convaincante que « Vers 1820 » – disons que c’est sa version authentique. « Vere novo » se rapproche en revanche par sa date de rédaction réelle comme par son contenu et même par son titre de « Vers 1820 » (une mignardise dans la lignée de La Forêt mouillée), et « La Fête chez Thérèse » est… « La Fête chez Thérèse », un monde à part, en arrière comme en avant de son temps, à mi-chemin de Watteau et de Verlaine. Derrière leur réelle unité thématique, ces trois poèmes très divers de dates de composition comme d’inspiration semblent exploiter aussi trois modalités d’énonciation différentes : la confidence autobiographique à la première personne du singulier (« Lise »), la distance prise dans le pronom indéfini (« Vere novo »), puis le mélange des deux (« La Fête chez Thérèse », où l’énonciation dominée par un « nous » problématique passe indifféremment du « je » au « on », sans oublier un « moi » détaché). Ce ne sont certes pas les seuls poèmes amoureux du premier livre, mais leur absence de localisation finale, qui leur donne un surcroît de généralité peut-être, incite à les rassembler en une série.

Sur les vingt-six poèmes localisés du livre premier, treize sont situés à Paris, huit en région parisienne. Pour ces derniers, « Les Roches », la propriété des Bertin sur la commune de Bièvres, où Victor Hugo vint à plusieurs reprises séjourner en famille autour des années 1830, et « La Terrasse », à Saint-Prix, où la famille Hugo s’installa en 1840 (elle y retourna les deux années suivantes, mais pas au château de La Terrasse), ces deux propriétés font part égale avec trois poèmes chacune. Elles ont pour autre point commun d’être toutes deux décrites dans des poèmes de la seconde partie : « Quand nous habitions tous ensemble… » et surtout « Ô souvenirs ! printemps ! aurore ! » (IV, 6 et 9) pour La Terrasse ; « À Mademoiselle Louise B. » (V, 5) pour Les Roches. Les indications de lieu jouent ainsi en quelque sorte le rôle de prolepses narratives, ce n’est pas le seul exemple. Deux lieux un peu plus éloignés de Paris font aussi leur apparition dans ce livre : Montfort-l’Amaury, déjà mentionné pour le célèbre « Elle était déchaussée, elle était décoiffée… » (I, 21), et une forêt de Compiègne plus énigmatique pour la « Halte en marchant » (I, 29)[18]. La géographie de l’exil fait enfin son apparition discrète à travers trois poèmes : deux localisés à Granville (I, 14 et 25), et un à Jersey (I, 8), déjà mentionnés.

 

Dans le livre deuxième, « L’Âme en fleur », douze des vingt-huit poèmes n’ont pas d’indication finale de lieu. À deux exceptions près (II, 12 et II, 17), ils ont pour particularité d’être regroupés au début (II, 3 à II, 5) et vers la fin du livre (II, 19 à II, 25) ; et sans exception tous ont un mois sans millésime (« 18.. »), ce qui est une constante de ce livre. Les douze poèmes sans lieu ne font pas le tour du calendrier : cette année recomposée commence en mai et se termine en décembre, sans passer par novembre réservé au livre des morts (trois mai, trois juin, un juillet, deux août, un septembre, un octobre et un décembre). Ce sont des poèmes amoureux, ce qui ne les distingue guère non plus des autres du même livre, sinon qu’ils ont peut-être, comme « Un soir que je regardais le ciel » qui termine ce livre, quelque chose à cacher. Non pas un cycle entier réservé à Léonie, par exemple, mais assurément un mélange de pièces écrites pour Juliette et d’autres écrites pour d’autres. Car la biographie nous apprend bien que les poèmes « Il fait froid » (II, 20), « Aimons toujours ! aimons encore… » (II, 22), et « Que le sort, quel qu’il soit… » (II, 24), tous trois moins passionnés que mélancoliques et résignés, ont bien été écrits pour Juliette[19], de même que deux autres poèmes du même livre : la chanson « Viens ! – une flûte invisible… » (II, 13), dont la localisation finale « Les Metz, août 18.. » désigne la propriété qui avait abrité les amours de Victor et de Juliette dans la vallée de la Bièvre en septembre 1834 et 1835, et enfin les « Paroles dans l’ombre » (II, 15) qui enregistrent avec un discours introductif réduit à sa plus simple expression les plaintes de la bien-aimée[20]. Juliette Drouet connaissait ou pouvait reconnaître ces poèmes, dont elle possédait une version manuscrite ou qu’elle avait directement inspirés ; mais les autres ? Les différences de tonalité, frappantes aujourd’hui, l’étaient sans doute encore plus pour elle, dont la présence visible reste modeste dans le recueil[21]. Le travail de Victor Hugo sur les indications finales contribue certainement à effacer les allusions trop voyantes, à brouiller les pistes, à donner aux poèmes non localisés et jamais précisément datés (« 18.. ») le même degré de généralité qu’aux poèmes antiques comme « Le Rouet d’Omphale » (II, 3) et « Églogue » (II, 12), qui appartiennent tous deux à cette catégorie.

Sur les quinze poèmes ayant une unique indication de lieu finale, c’est encore Paris et la région parisienne qui dominent, mais le rapport entre les deux tend à s’inverser : cinq poèmes pour Paris proprement dit, sept poèmes pour la région parisienne (deux pour Chelles, deux pour Fontainebleau et sa forêt, un pour Lagny, un pour Saint-Germain, un pour Triel et un pour Les Metz à Jouy-en-Josas). Autrement dit, la vallée de la Marne à l’est (Chelles, Lagny), la vallée de la Seine à l’ouest (Saint-Germain, Triel), la vallée de la Seine au sud-est (Fontainebleau), la vallée de la Bièvre (Les Metz) pour faire un lien avec les recueils d’avant l’exil. Le poème « Lettre » (II, 6) fait entrer prématurément la Manche dans ce livre (« Près le Tréport »), tandis qu’« En écoutant les oiseaux » (II, 9) introduit « Caudebec », à deux pas de Villequier. Le grand Paris, la Seine et la Manche : tous les éléments du drame de la seconde partie sont mis en place, l’air de rien.

 

Le livre troisième, « Les luttes et les rêves », présente certainement le cas le plus étonnant de tous à propos des indications de lieu. Sur ses trente poèmes, vingt-quatre n’en ont pas, soit 80 % d’entre eux. Il n’en reste donc que six de localisés. Paris commence à disparaître, puisqu’il ne se trouve plus qu’à la fin de « Melancholia » (III, 2) et du « Poète » (III, 28). Les indications « Cauteretz » et « Biarritz », proches par la date et la géographie, marquent deux poèmes jointifs (III, 25 et 26) associés sans évidence apparente au voyage en Espagne de l’été de 1843. Le premier (« L’enfant, voyant l’aïeule… ») y a en effet été écrit, et son rôle dans la genèse du recueil semble plus important que son contenu[22] ; le second, « Joies du soir », écrit beaucoup plus tard (13 décembre 1854) y est associé par proximité thématique[23]. Restent les deux poèmes localisés à Ingouville, « La clarté du dehors… » (III, 22) et surtout « Magnitudo parvi » (III, 30), le plus long des Contemplations (une trentaine de vers de plus que « Ce que dit la bouche d’ombre »).

Il existe deux poèmes localisés à Ingouville, mais il existait alors aussi deux localités qui s’appelaient Ingouville, distantes environ de quatre-vingts kilomètres. Les deux ont pour ainsi dire disparu : la première, à l’ouest de Saint-Valéry-en-Caux, est souvent rebaptisée Ingouville-sur-Mer ; la seconde a été absorbée par Le Havre, patrie des Vacquerie, qu’elle touchait sur son côté nord, entre Graville et Sainte-Adresse. Des hauteurs de ce faubourg du Havre, on peut admirer la ville et surtout l’entrée de la Seine dans la Manche. Il va de soi qu’il ne peut s’agir pour « Magnitudo parvi », à la frontière d’« Autrefois » et d’« Aujourd’hui », entre la terre et la mer, au point de jonction de la Seine qui a pris Léopoldine et de la Manche qui garde Victor Hugo prisonnier, que de cet Ingouville-là[24]. Le contenu de cet immense poème achevé le 1er février 1855 le confirme, si besoin était. Ses plus anciens passages ont été rédigés non pas en « août 1839 », comme l’indique sa date fictive[25], mais en 1840, et sa composition vraiment commencée en 1846. Le poète s’y représente au bord de la mer, tenant par la main sa « fille bien-aimée », qui distingue au loin sur la rive deux points lumineux de même grandeur, un feu de pâtre et une étoile. Cette confrontation des deux infinis égaux par illusion d’optique lui permet d’emmener Léopoldine avec lui dans une ascension céleste. Deux infinis, deux personnages, deux poèmes, ce dédoublement élargi incite à tout le moins à reconsidérer les deux Ingouville. Car si le second était une banlieue du Havre, le premier était presque aussi une banlieue de Saint-Valery-en-Caux, autre haut lieu de la poésie de Victor Hugo : le 16 juillet 1836, c’est là que le poète avait pu observer pour la première fois de sa vie une grande tempête sur l’océan[26], origine de deux célèbres poèmes, « Une nuit qu’on entendait la mer sans la voir » (Les Voix intérieures, XXIV), et surtout « Oceano nox » (Les Rayons et les ombres, XLII)[27]. Ils ne dépareraient pas la coloration funèbre de l’autre poème d’Ingouville « La clarté du dehors… » (III, 22), dont le sujet est moins la mer que la mort. Quoi qu’il en soit, cette hésitation sur Ingouville renforce les liens entre « Autrefois » et les recueils d’avant l’exil, comme « Les Metz » de « Viens ! – une flûte invisible… » (II, 13) renvoyaient plus ou moins directement à « Tristesse d’Olympio ». À l’inverse, Ingouville reviendra dans l’œuvre de Victor Hugo, à la première page des Travailleurs de la mer, ou plus exactement de sa préface : « La muraille que nous avons sur la mer est minée de Saint-Valery-sur-Somme à Ingouville, de vastes blocs s’écroulent, […][28]. » Une première version de cette page donnait bien « de St Valery sur Somme au Havre », ce qui confirme que le premier est une variante du second, mais là encore la proximité de Saint-Valery-sur-Somme et de Saint-Valery-en-Caux fait surgir l’autre Ingouville. Enfin, et peut-être aurait-on dû commencer par là, on ne saurait négliger, dans ce choix d’Ingouville par ailleurs à peu près absent de la biographie de Victor Hugo, une manière de signature phonétique et même anagrammatique : sans parler de la ville du goût, qui s’entend et pouvait amuser l’auteur de la préface de Cromwell, il suffit en effet de déplacer une voyelle pour transformer Ingouville en In(H)ugoville – hypothèse certes plus probante que celle d’une allusion au Muet d’Ingouville, drame en deux actes, en prose, par Bayard et Davesnes, créé au Théâtre de la Porte-Saint-Martin le 5 octobre 1836…

 

Aujourd’hui

Le livre quatrième, « Pauca Meæ », ressemble au troisième par la relative pauvreté de ses notations de lieu. Plus de la moitié de ses poèmes (neuf sur dix-sept) n’en contient pas. Sur les huit qui restent, Villequier cité quatre fois prend la place de Paris dans les livres d’« Autrefois », ce qui n’a rien pour surprendre au bord de la même Seine. La ville où mourut Léopoldine est systématiquement associée à un 4 septembre dont le millésime évolue par ordre chronologique de 1844 à 1847. Le premier poème concerné rappelle discrètement la Terrasse de Saint-Prix (« Quand nous habitions tous ensemble/Sur nos collines d’autrefois,/Où l’eau court, où le buisson tremble,/Dans la maison qui touche aux bois[29] ») ; le deuxième (« À qui donc sommes-nous ? », IV, 8) annonce les apocalypses du livre sixième ; le troisième désigne beaucoup plus précisément cette fois la Terrasse de Saint-Prix (« Connaissez-vous sur la colline/Qui joint Montlignon à Saint-Leu,/Une terrasse qui s’incline/Entre un bois sombre et le ciel bleu[30] ? ») ; le quatrième enfin est le grand poème « À Villequier » (IV, 15). La première mention de Jersey dans le second volume des Contemplations, qui apparaît à la fin de « Oh ! je fus comme fou dans le premier moment… » (IV, 4), est immédiatement associée à la première maison des îles : c’est « Jersey, Marine-Terrace, 4 septembre 1852 », autrement dit le neuvième anniversaire de la mort de Léopoldine, mais le premier célébré en exil. Cette précision souligne assurément le lien entre Marine-Terrace et la Terrasse de Saint-Prix qui revient deux poèmes plus loin, et redouble la force de l’apparition possible de Léopoldine (« Car elle est quelque part dans la maison sans doute[31] ! »). La seconde mention de Jersey se trouve à la fin du dernier poème du livre, « Charles Vacquerie » (IV, 17), qui porte non seulement le même lieu (Marine-Terrace, sous entendue, en moins) mais aussi la même date que la première, laquelle sera de nouveau reprise au début du livre cinquième pour « Auguste Vacquerie » (V, 1). Le temps ne passe pas davantage que l’espace ne change : le poète est emprisonné dans son tombeau. Enfin ce livre quatrième présente une particularité pour deux notations de lieu qui se signalent par leur imprécision, non pas due à une abréviation, comme dans « Autrefois », mais par une absence de détermination. Les deux fonctionnent du reste de la même façon, car elles sont également associées à une date bien précise, qui permet une reconstitution ultérieure. Il s’agit de l’épithalame « 15 février 1843 » (IV, 2), qui s’achève par l’indication « Dans l’église, 15 février 1843 », et du poème « On vit, on parle… » (IV, 11), qui porte à défaut de titre l’indication finale « 11 juillet 1846, en revenant du cimetière ». Ce sont bien ici les dates qui permettent de compléter les lieux : le 15 février 1843, le mariage de Léopoldine avec Charles Vacquerie avait eu lieu dans la chapelle du catéchisme de l’église Saint-Paul-Saint-Louis à Paris ; le 11 juillet 1846, Victor Hugo revenait du transfert des restes de Claire Pradier, la fille unique de Juliette Drouet, du cimetière d’Auteuil, où elle reposait depuis dix-huit jours, au cimetière de Saint-Mandé, où elle avait souhaité reposer par disposition testamentaire. Paris est donc encore présent dans ce livre mais c’est en filigrane, par l’église qui était celle de Victor Hugo quand il habitait place Royale (des Vosges), et par le retour du petit cimetière nord de Saint-Mandé.

 

Le livre cinquième, « En marche », contient beaucoup moins de poèmes non localisés : cinq ou six sur vingt-six[32]. Exception faite d’un souvenir de Bruxelles (« Au fils d’un poète », V, 2) et de l’île voisine de Serk (« J’ai cueilli cette fleur pour toi sur la colline… », V, 24), les indications rappellent cette vérité tautologique mélancoliquement consignée un jour par Auguste Vacquerie : « Une chose dont on finit par s’apercevoir en séjournant dans cette île, c’est que c’est une île[33]. » Sur dix-neuf indications de lieu simple, dix-sept concernent en effet Marine-Terrace et Jersey. Toutes deux réunies en tête de livre (V, 1) pour relier les deux frères Charles et Auguste Vacquerie, mais le reste du temps divisées : douze occurrences de Marine-Terrace seule, deux de Jersey seule, et enfin deux plus précisément localisées, comme pour résumer le bord de la mer et l’intérieur des terres : « Jersey, grève d’Azette » pour le pêcheur de crabe (V, 22) et « Jersey, Grouville » pour « Pasteurs et troupeaux » (V, 23). Comme Marine-Terrace se trouve précisément sur la grève d’Azette, seule la Queens Valley de Grouville, le « petit vallon favori[34] » de Victor Hugo à Jersey, derrière Gorey, ouvre un peu la perspective – même si l’on ne peut s’empêcher de penser que ce Grouville, qui reste un nom marginal de Jersey, mais décline toujours les trois lettres magiques U G O, sert avant tout d’écho anglo-normand à Ingouville.

 

La topographie du livre sixième, « Au bord de l’infini », est très comparable à celle du livre précédent, coloration funèbre en prime. Sur ses vingt-six poèmes, cinq seulement ne sont pas localisés, et tous les autres ont pour indication finale « Marine-Terrace » (dix poèmes), « Jersey » (trois poèmes), et sept lieux de Jersey – sept comme les lettres de JEHOVAH. Une seule exception à cette règle : le poème sur saint Jean à Patmos (VI, 4) est localisé à Serk, manière transparente et séduisante d’associer les deux prophètes exilés – et d’offrir en même temps une antithèse intéressante avec l’autre poème de Serk (V, 24), amoureux et sombre. Quant à la figure de Jersey telle qu’elle apparaît dans les sept poèmes qui bénéficient d’indications plus précises, ce n’est plus la grève et le vallon, mais une vaste nécropole : « Au dolmen de Rozel » pour « Ibo » et « Un spectre m’attendait… » (VI, 2 et 3), annonçant à l’autre extrémité du livre le deuxième vers de « Ce que dit la bouche d’ombre » (« J’errais près du dolmen qui domine Rozel[35] ») ; « Jersey, cimetière de Saint-Jean » pour « Pleurs dans la nuit » (VI, 6), indication redoublée par « Au cimetière » à la fin de « Cadaver » (VI, 13) ; « Au dolmen de la Corbière » pour « Hélas ! tout est sépulcre… » (VI, 18) ; « Au dolmen de la tour Blanche, jour des Morts, novembre 1854 » pour « Ce que c’est que la mort » (VI, 22) et enfin « Minuit, au dolmen du Faldouet, mars 1855 » pour « Nomen, numen, lumen » (VI, 25), qui clôt cette série sur « Les sept astres géants du noir septentrion[36] ». Ils forment sur la carte de Jersey vue à vol d’oiseau une ligne qui traverse toute l’île en diagonale, de l’extrémité sud ouest avec le dolmen de la Corbière (la Table des Marthes) jusqu’à l’extrémité nord est avec le dolmen de Rozel (l’Allée du Couperon) en passant par l’intérieur avec le cimetière des Proscrits (de Macpela ou de Saint-Jean). Le dolmen de la Tour Blanche (le tumulus de La Hougue Bie) et le dolmen du Faldouet (La Pouquelaye), un peu plus au sud, permettent de compléter sur cette carte le dessin d’un chariot comme celui de la Grande Ourse. Avant la description sépulcrale de Marine-Terrace qui ouvrira William Shakespeare, et conformément au « bord de l’infini », ce décor funèbre, grandiose et nocturne convient particulièrement bien à « cette tombe qu’on appelle l’exil[37] » et à ce « tome second, qui est le deuil[38] ».

 

Récapitulation

Sur les 156 poèmes des six livres, et sans oublier le cadre guernesiais de la préface et de la dédicace finale « À celle qui est restée en France », quatre poèmes n’entrent pas dans les statistiques, soit qu’ils n’aient ni lieu ni date (« Vers 1820 »), soit qu’ils aient une double indication de lieu et de date. Sur les 152 poèmes, 58 ne portant pas d’indication de lieu, 94 étaient à proprement parler concernés par cette enquête.

Les îles anglo-normandes dominent, avec 43 occurrences, toutes pour Jersey, et deux pour Serk. Marine-Terrace est mentionnée vingt-quatre fois, Jersey treize fois, et des points précis de l’île neuf fois (le total n’est pas égal à 41 car un certain nombre de mentions sont doubles, sur le modèle « Jersey, Marine-Terrace »). On peut remarquer qu’entre la maison et l’île, Victor Hugo a manifestement tenu à effacer la ville : Saint-Hélier n’apparaît jamais. Son identification avec son île d’accueil en sera facilitée, même si c’est Guernesey, on l’a vu, qui en bénéficiera finalement.

Paris et la région parisienne arrivent en deuxième position, avec 38 occurrences à peu près également réparties (vingt mentions de Paris stricto sensu, deux mentions sous-entendues, et seize pour une région parisienne allant de Fontainebleau à Triel).

Vient ensuite avec douze occurrences le reste de la France très largement dominé par la Normandie : dix occurrences dont la moitié pour Villequier-Caudebec, puis les deux occurrences de Granville au livre premier qui annoncent les deux d’Ingouville au livre troisième, et enfin le Tréport, qui forme le seul cas isolé. Avec Cauterets et Biarritz, le livre troisième fait entrer une seule autre région, les Pyrénées du fatal voyage en Espagne de 1843.

Reste enfin le poème « Au fils d’un poète » (V, 2), localisé à Bruxelles, qui serait le seul à rappeler la première étape de l’exil sans le « Brux… » du poème à double lieu « Un soir que je regardais le ciel » (II, 28). Il porte à 44 le total des poèmes situés à l’étranger (Jersey, Serk et Bruxelles), contre 50 en France. Après cinq ans d’exil, Victor Hugo est en bonne voie de dénationalisation ; encore cinq années, et il pourra confier à l’éditeur italien des Misérables qu’il écrit désormais sans se « préoccuper de la France plus que d’un autre peuple », qu’il se « simplifie » à mesure qu’il avance dans la vie, et devient « de plus en plus patriote de l’humanité »[39]. Les Contemplations forment une étape essentielle sur ce chemin, c’est aussi une leçon de ces indications apparemment anodines qui apparaissent en petits caractères à la fin de chaque poème, ou presque.

 

4 novembre 2016, cimetière du Montparnasse.


[1] Voir la thèse de Colette Gryner, Le Temps dans “Les Contemplations” de Victor Hugo, disponible sur le site du Groupe Hugo.

[2] Odes et ballades, préface de 1822.

[3] Les Rayons et les ombres, XXXIV.

[4] Les Contemplations, préface.

[5] Victor Hugo à Noël Parfait, 12 juillet 1855 ; Correspondance entre Victor Hugo et Pierre-Jules Hetzel, II (janvier 1854-avril 1857), Victor Hugo publie “Les Contemplations” et les “Discours de l’exil”, éd. Sheila Gaudon, Klincksieck, coll. « Bibliothèque du XIXsiècle », 2004, p. 145.

[6] Victor Hugo à Émile Deschanel, 15 novembre 1855 ; ibid., p. 193, note 3. Nous avons corrigé « ces édifices » en « les édifices ».

[7] Voir Jean Gaudon, « Souvenir de… », dans Victor Hugo et les images, éd. Madeleine Blondel et Pierre Georgel, Dijon, Aux Amateurs de Livres, 1989, p. 152-167.

[8] Ce n’est pas ici le lieu de les commenter, mais contentons-nous de signaler que leur place pose problème. Est-ce une variante en vers de la préface, ou une préface en vers de la première partie, « Autrefois (1830-1843) » ? L’édition au programme est sur ce point contradictoire, comme d’autres du reste : à la page (non numérotée) 31, le poème paraît bien être une préface de la première partie (« Autrefois ») ; mais dans la table des matières (p. 604), il n’appartient pas à la première partie et concerne le recueil dans son ensemble. Cette dernière leçon apparaît plus clairement dans l’édition originale belge (Bruxelles et Leipzig, Kissling, Schnée et Compie, en deux volumes de format in-12, c’est-à-dire beaucoup plus petits que ceux de la française in-8), laquelle insère entre la préface en prose et le poème une nouvelle page de faux-titre contenant pour seule indication au recto « LES CONTEMPLATIONS », et non pas « Autrefois (1830-1843) » ou « tome premier ».

[9] Victor Hugo était bien passé en juin 1836 à Granville, d’où il avait failli traverser la mer jusqu’à Jersey, la lettre du 30 juin 1836 en porte le témoignage plaisant (Victor Hugo, Correspondance familiale et écrits intimes, dir. Jean Gaudon, Sheila Gaudon, Bernard Leuilliot et Evelyn Blewer, Laffont, tome II, 1991, p. 297) ; il était maintenant à Jersey, et regardait la France ; il y avait bien de quoi faire de l’indication finale un reflet du titre (ou l’inverse). Il convient naturellement de lui associer l’autre poème, assez proche dans le même livre, localisé et daté « Granville, juillet 1836 » : « Unité » (I, 25). La localisation à Granville donne à cette unité un sens temporel, alors que le poème, brève fable en dix alexandrins qui met face à face le soleil et la marguerite, décrit l’unité de la nature à toutes les échelles, source infinie de métaphores poétiques, et annonce de « Magnitudo parvi ».

[10] On pourrait certes lui associer le fameux « 4 septembre 1843 », espèce de poème fantôme formé d’une page blanche qui ne contient qu’une ligne de points noirs (treize, dans l’édition originale) sous son titre date, page intercalée entre le poème du mariage (« 15 février 1843 », IV, 2) et « Trois ans après » (IV, 3), car il ne contient lui non plus ni date finale, ni localisation. Mais justement, ce n’est pas un poème. Dans le second tome de l’édition originale, où il occupe la page 9, la date fatidique est imprimée dans un corps différent de celui utilisé pour les titres, et la page en question, comme dans toutes les éditions, n’apparaît pas dans la table des matières. Voir Ludmila Charles-Wurtz, « La Coupure des Contemplations » (site du Groupe Hugo, séance du 21 octobre 2000).

[11] Voir Jean-Bertrand Barrère, La Fantaisie de Victor Hugo, nouveau tirage corrigé, Klincksieck, 1972, t. II, p. 109-111.

[12] Victor Hugo à Delphine de Girardin, 4 janvier 1855 ; Victor Hugo, Œuvres complètes, édition chronologique publiée sous la direction de Jean Massin, Club français du livre [désormais notée CFL], t. IX, 1968, p. 1087.

[13] Victor Hugo à Paul Meurice, 3 juillet 1855 ; ibid., p. 1093.

[14] Voir Jean-Marc Hovasse, « Genèse du poème “À Madame D. G. de G.” (Les Contemplations, I, 10) », Lectures des “Contemplations”, dir. Ludmila Charles et Judith Wulf, Presses Universitaires de Rennes, 2016.

[15] Victor Hugo à Noël Parfait, 8 juillet 1855 ; Correspondance entre Victor Hugo et Pierre-Jules Hetzel, éd. cit., t. II, p. 140-141.

[16] « Nous nous résignerons, sans beaucoup de peine, à ne pas savoir si celle qui, ici, est jalouse du ciel, s’appelle Juliette ou Léonie. » (Victor Hugo, Œuvres poétiques, éd. Pierre Albouy, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1967, p. 1455.)

[17] « La vie est une phrase interrompue. » (Victor Hugo, Œuvres complètes, éd. Jacques Seebacher et Guy Rosa, Océan, éd. René Journet, Laffont, coll. « Bouquins », 1989, rééd. 2002, p. 109.)

[18] Victor Hugo a dormi à Compiègne le 18 août 1835, au retour de son voyage en Normandie, mais le poème est daté « juin 1837 ». La mention de la forêt est commune avec « Mon bras pressait ta taille frêle… » (II, 10), mais les deux poèmes paraissent aussi opposés que Compiègne et Fontainebleau.

[19] Pour le premier et le troisième, respectivement offerts pour le jour de l’an de 1839 et pour la Sainte-Juliette de 1840, c’est indéniable ; pour le deuxième c’est très vraisemblable.

[20] Voir Florence Naugrette, « Une lettre inédite de Juliette Drouet, source du poème de Victor Hugo “Paroles dans l’ombre” (Les Contemplations) », RHLF n° 4, octobre-décembre 2012, p. 949-954.

[21] En plus de ces cinq poèmes du deuxième livre et des deux magnifiques chants funèbres à la mémoire de Claire Pradier (V, 14 et VI, 8), Les Contemplations accueillent aussi, dans le cinquième livre où sont regroupées les pièces adressées par Victor Hugo à son entourage, une élégie offerte à Juliette, comme autrefois : « J’ai cueilli cette fleur pour toi sur la colline… » (V, 24). Suivie de l’indication finale unique en son genre « Île de Serk, août 1855 », il s’agit en réalité des premiers vers écrits par Victor Hugo en arrivant à Jersey. Voir Jean-Marc Hovasse, « Les Poèmes à Juliette ou Les Contemplations d’Olympio », catalogue de l’exposition de la Maison de Victor Hugo Juliette Drouet 1806-2006, « Mon âme à ton cœur s’est donnée… », dir. Danielle Molinari, Gérard Pouchain et Jérôme Godeau, Paris Musées, 2006, p. 29-42.

[22] Commentaire de Pierre Albouy dans son édition : « Ces huit vers, datés du 25 août, sont écrits sur le feuillet d’un album de voyage, dont la plus grande partie est occupée par un dessin de Hugo représentant un personnage, penché sur un précipice et le bras levé ; en haut, à droite, ce mot : “Contemplations”. Légende du dessin, titre du poème, qui décrit une “chose vue”, ou projet pour un livre futur ? » (Victor Hugo, Œuvres poétiques, éd. cit., t. II, p. XII.)

[23] Dans la longue notice de son édition, Joseph Vianney a le mérite de tenter de répondre, de façon assez convaincante, à la question qu’il pose en ces termes : « Pourquoi le poème Joies du soir, composé le 13 décembre 1854, a-t-il été daté : Biarritz, juillet 1843 ? » (Victor Hugo, Les Contemplations, éd. Joseph Vianney, Hachette, coll. « Les Grands Écrivains de la France », 1922, t. II, p. 259-260.)

[24] Mais c’est à propos de l’autre Ingouville (Ingouville-sur-Mer) que le Guide bleu affirmait encore il n’y a pas si longtemps : « Victor Hugo écrivit à Ingouville plusieurs pièces des Contemplations. » (Normandie, Librairie Hachette, coll. « Les Guides bleus », 1972, p. 284.) Il est vrai que, depuis, Wikipédia a fait mieux en décrétant sans rime ni raison que c’est « lors d’une promenade à Ingouville » [sur-Mer] que Victor Hugo a trouvé l’inspiration d’« Écrit au bas d’un crucifix » (III, 4).

[25] Voir à ce sujet la note de Pierre Georgel à la lettre de Victor Hugo à Léopoldine du 3 octobre 1839 ; Léopoldine Hugo, Correspondance, édition critique par Pierre Georgel, Klincksieck, coll. « Bibliothèque du XIXe siècle », 1976, p. 222-223, note 6.

[26] Voir Jean-Marc Hovasse, « L’ouragan Hugo » dans Ouragan, L’odyssée d’un vent, Actes Sud junior, 2016, p. 82-83.

[27] Les deux poèmes, dans deux recueils différents, ont tous deux la bonne date de « Juillet 1836 », mais c’est peut-être à la suite d’une confusion que le second porte en guise d’épigraphe (en tête du poème) l’indication « Saint-Valery-sur-Somme » – à moins que l’auteur, qui visita cet autre port en septembre 1837, ait ainsi voulu régler ses comptes avec le pays de Caux qu’il avait trouvé peu hospitalier.

[28] L’Archipel de la Manche, I.

[29] Les Contemplations, IV, 6.

[30] Ibid., IV, 9.

[31] « « Oh ! je fus comme fou dans le premier moment », ibid., IV, 4.

[32] On peut hésiter en effet à classer les « Paroles sur la dune » (V, 13) dans cette catégorie, car son indication est plus temporelle que géographique : « 5 août 1854, anniversaire de mon arrivée à Jersey ».

[33] Auguste Vacquerie, Les Miettes de l’histoire, Pagnerre, 1863, p. 396.

[34] Victor Hugo à Louise Colet, 30 décembre 1855 ; Victor Hugo, du chaos dans le pinceau, Madrid, museo Thyssen-Bornemisza, 2000/Paris, Maison de Victor Hugo, Bibliothèque nationale de France, 2001, p. 366, n° 116. Outre « Pasteurs et troupeaux », le poème « Entrée dans l’exil » le décrit aussi (Les Quatre Vents de l’Esprit, III, 34).

[35] Les Contemplations, VI, 26.

[36] Ibid., VI, 25.

[37] « Vingt-troisième anniversaire de la révolution polonaise, 29 octobre 1853, à Jersey » (Actes et paroles II, 1853, III ; CFL, t. IX, 1968, p. 519).

[38] Les Contemplations, préface.

[39] Victor Hugo à M. Daëlli, 18 octobre 1862 ; CFL, t. XII, 1969, p. 1197.